Octobre 1960 à novembre 1960
Octobre 1960
[Archetypes ‑ Actions sacramentelles ‑ Temps ‑ Espace ‑ Eternité.]
Penser constamment au Divin doit arriver en essayant de voir la Divinité dans les travaux mêmes que nous accomplissons. Dans le papier sur lequel nous écrivons et dans l'encre qui nous sert à écrire, il y a la Divinité ‑ tout comme nos mots eux-mêmes véhiculent en eux des pensées. Si l'on se rappelle cela périodiquement plusieurs fois par jour, ce rappel devient permanent. Des actes sacramentels, en petit nombre chaque jour, produisent leurs effets dont l'un est la continuité dans la sacralité. Notre travail ne souffrira pas si nous nous sentons calmes ‑ "avec un calme toujours présent".
Métaphysiquement parlant, chaque type d'action procède d'un archétype et y est enraciné. Chacune de nos paroles procède d'une pensée et celle-ci a une origine archétypique ; il en est ainsi également de chacune de nos actions. Les devoirs de routine ou les petits devoirs prosaïques de ce monde sont liés entre eux de façon archétypique. Ainsi le réveil de chaque jour est-il le retour de l'Ego dans le corps ; le bain journalier est un nettoyage qui devrait nous rappeler le baptême, Snan, ou en parsi Nahan. Prendre le petit déjeuner rappelle l'enfant qui tête le sein de sa mère ‑ nous tétons la Mère Nature. Le fait d'aller se coucher et la mort du corps sont des modes apparentés au coucher du Soleil, qui représente aussi une action enracinée dans le même archétype ; etc. C'est le rappel que l'on se fait de l'archétype qui rend poétique ce qui est prosaïque, romantique ce qui est de ce monde ‑ on l'apparente à un autre monde. Sacramentels deviennent nos actes séculaires et les événements de notre vie. Je suis en train de vous écrire cette lettre ‑ corps parlant à un corps, mais aussi mental et âme à un mental et une âme ‑ cela découle du même archétype que le murmure de mon Ego à mon cerveau. J'utilise plume et papier, c'est-à-dire que le roi de mon corps (le cerveau) dirige ma plume pour faire des traces sur le papier, ainsi y a-t-il la royale conscience dans la Nature ‑ Purusha‑ qui utilise le moyen de Prakriti.
Le fait de se rappeler ou se souvenir est un acte de mémoire ; quand il est accompli délibérément, nous nous lions consciemment avec Âkâsha ‑ l'Astral Divin. Ce que nous appelons ordinairement de mauvaises expressions n'est pas lié directement à Âkâsha mais parvient par la Lumière Astrale. Mais chaque péché est l'ombre obscure d'une Pâramitâ. Dans des occasions de plus en plus nombreuses chaque jour, nous devrions essayer de nous rappeler ce rapport esprit-matière. Prenez par exemple la correction d'épreuves ‑ n'est-ce pas un art qui exige de corriger selon le modèle correct, ou le manuscrit ? N'est-ce pas analogue au processus employé dans l'examen de soi par lequel nous corrigeons notre personnalité inférieure par l'image-modèle de notre Régent Intérieur ? Mettez cela en pratique suivant ces directives : c'est un exercice fascinant ; son emploi continuel est éprouvant mais nous nous y habituons. C'est ce qui est sous-entendu dans la Gîtâ ‑ "Que tu marches ou que tu sois assis, souviens-toi de moi" dit Krishna. Judge termine le chapitre III de ses Notes sur la Bhagavad-Gîtâ par une citation où sont mentionnés de nombreux "dieux", et la liste couvre de nombreuses actions de routine. Je vous en prie : lisez ces pages à nouveau à la lumière de ce que j'ai dit plus haut. De cette manière, toute l'existence devient sacrée. C'est vraiment la sainteté, la plénitude ou la santé que nous sommes en train de chercher et tentons d'obtenir.
Le matin correspond à notre naissance comme à celle du Cosmos. C'est une nouvelle émanation et c'est Karma, comme le souligne Krishna dans le 8ème chapitre de la Gîtâ, dans les tout premiers versets. Le matin, le premier jour de la semaine, la quinzaine croissante de la Lune etc.. sont des termes qui indiquent le cycle ascendant. Il y a forcément une signification cachée dans le rapport intime entre la Déité et l'Homme, entre l'âme et le corps, etc... La loi de correspondances est une loi très importante de la connaissance, car elle devient le langage de l'intuition en cours de développement. Puissent vos intuitions divines latentes commencer à s'épanouir de plus en plus vite !
Si, à l'intérieur de nous, le cœur bat pour le Guru, plein de dévotion, et si, à l'extérieur, nous sommes concentrés dans tout ce que nous faisons, une force sacrée, le pouvoir sacramentel se met à couler. Ce n'est pas quelque chose de spécial, mais c'est l'utilisation de l'espace et du temps, de façon croissante, du point de vue de l'Esprit. Nous rencontrons les mêmes gens mais c'est d'une façon différente que nous les rencontrons. Vivre consciemment en "Esprit" tout le temps, c'est vivre dans l'Éternel. De cette façon, nous commençons à voir l'aspect d'immortalité de la vie consciente. C'est un profond sujet, et on peut en dire beaucoup, mais pour aujourd'hui cela devrait suffire. Le service du Tout, du Soi Unique, dans l'espace et le temps, révèle le Serviteur enfermé dans la carapace de l'égoïté.
"Vivre dans l'Éternel " ‑ à ce sujet on peut trouver des points intéressants dans le livre Par les Portes d'Or. Nous ne vivons pas vraiment dans le présent car, chaque fois, nous pensons au passé ou au futur avec lequel ce que nous faisons actuellement est relié. Sans arrêt, mémoire et anticipation engouffrent le présent. Cependant quand, dans nos actes, nous oublions le passé et le futur et que nous nous absorbons seulement dans le présent, à ce moment nous touchons l'Éternel. Quelles sortes d'actes (qu'ils soient de caractère mental, moral ou physique) font que nous oublions souvenirs et anticipations ? Ce sont des actes altruistes, sacrificiels, animés par l'esprit de service. Que voulons-nous dire quand nous déclarons par exemple : "On s'oublie soi-même sur la plate-forme [de la Loge]" ? Il s'agit du soi personnel inférieur. Or, le présent qui n'est pas relié ou associé au complexe mémoire-anticipation est attaché à l'aspect Supérieur. Souvenirs, expériences, etc... de nature personnelle nous maintiennent liés à l'inférieur, au terrestre, au temporel. Nous sommes appelés à surmonter et vaincre "le personnel, le transitoire, l'éphémère, le périssable" [La Voix du Silence p.29]. Le Temporel et l'Éternel représentent nos jougs et nos unions. Le premier se meut horizontalement : passé - présent - futur ‑ le présent nous reliant aux deux autres. Mais quand nous montons, pour ainsi dire, verticalement, ou profondément à l'intérieur, nous nous portons vers l'Éternel. Et parfois, pendant un instant ou quelques minutes, nous faisons l'expérience de l'Éternité (W. Blake) "Voir un monde dans un grain de sable... et l'Éternité dans une heure"... ce sont des corrélats espace-temps. J'espère que vous trouverez dans cela une aide pour votre étude et vos cogitations sur le sujet. Puisse l'Éternel vous soutenir de jour en jour !
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Novembre 1960
[La persévérante stabilité - la Grande Dévotion - la construction du Sentier - la vie intérieure, secrète et constante.]
La persévérante stabilité (ou la constance) est une qualité importante. Sans aucun doute, vous allez la cultiver. Que rien ne vous trouble. Gardez vivants les Maîtres dans votre cœur et Leurs Enseignements dans votre mental. Restez tout près des Grandes Idées qui nourrissent l'âme incarnée et la purifient de toutes souillures. Enthousiasme et dépression doivent venir, et arriveront, comme la chaleur de Mai et le froid de Janvier, mais c'est nous-mêmes qui ressentons chaleur et froid ; en eux-mêmes, le chaud et le froid sont des conditions naturelles à la place qui leur convient. Il en va de même avec le couple enthousiasme-dépression, et toutes les autres paires d'opposés. Ce qui représente vraiment le meilleur antidote à ces paires doit se trouver dans le 12ème chapitre de la Gîtâ. De nombreux exemples de ces paires y sont mentionnés : quand on s'élève au-dessus d'elles, le résultat est la Dévotion, la véritable Bhakti. Il ne peut y avoir stabilité intérieure sans une dévotion sans cesse approfondie.
Ainsi donc, construisez votre Centre Intérieur. N'attendez pas. L'étude et la réflexion, l'examen de soi et les bonnes résolutions que l'on prend en considération chaque jour, tout cela contribuera à former ce Centre. En tout cas, par tous les moyens, allez lentement, mais insistez sur "allez" et non sur "lentement". Vivez dans le Centre Intérieur, non seulement durant les heures d'étude et de réflexion, mais essayez même quand vous êtes en train de manger ou de faire des besognes quotidiennes. Ce que nous mangeons a meilleur goût à la langue, nos pots et nos casseroles se mettent à reluire avec éclat d'un rayonnement intérieur qui leur est propre. Croyez-moi, c'est vrai que nous pouvons et devrions faire apparaître le rayonnement inhérent à chaque personne, à chaque objet et événement. Cela enrichit la vie, la rend bonne, belle et vraie.
Constamment nous devons essayer de saisir tout ce que le temps déploie ‑ le doux comme l'aigre et même l'amer. C'est effectivement très ennuyeux quand des petites choses interrompent le travail, mais cela aussi a sa valeur ; notre Volonté spirituelle se développe quand nous demeurons stables et calmes, et sommes capables de passer d'une chose à une autre, d'exécuter un devoir puis de retourner au précédent. La Volonté spirituelle le demande et incidemment nous enseigne à considérer tous les travaux comme ayant de la valeur ; Karma s'accomplit dans et par chacun d'eux. La patience est une grande vertu et est nécessaire en chaque occasion, presque à chaque heure. Ne permettez à rien de vous contrarier. Vous êtes en train de construire en vous-mêmes un Centre ‑ un Centre de pensée, de sentiment et de volonté dans votre conscience. À moins de résister au choc des impacts extérieurs qui arrivent par milliers, nous ne "valons pas cher" [1] . C'est là un exercice très important et comme je le sais nous y échouons un million de fois. Ainsi donc, prenez soin du Centre Intérieur et ne laissez pas les choses vous mettre à bas. Placez constamment votre attention sur les Maîtres, les Grands Gurus, qui sont si patients et indulgents envers nous personnellement et envers la race humaine à mesure qu'elle traverse les civilisations. Il faut développer la Dévotion envers les Êtres Bénis et Saints qui sont parfaits. Eux-mêmes nous observent avec joie quand nous surmontons nos petites failles et faiblesses. Mais sont-elles véritablement petites ? Ainsi donc la piété et la patience, comme pouvoirs qui nous font rester stables, sont essentielles. Il existe une cohésion psychique et non pas seulement corporelle. Dans le dernier chapitre de la Gîtâ, il y a des choses valables, pour nous, concernant la cohésion et la persévérante stabilité. {dhriti, XVIII, 33-5].
Je découvre qu'il est de plus en plus nécessaire de vivre à l'intérieur et d'estimer l'extérieur, y compris le corps, à sa vraie valeur. Nous permettons à l'extérieur de nous affecter de façon exagérée. "Le monde nous envahit trop" ‑ il y a comme cela de bonnes choses dans Wordsworth. Nous devons saisir l'intérieur et prendre l'habitude d'établir la vérité et la pureté comme bases de notre pensée ; en partant de là, nous voyons et évaluons le grand monde extérieur. Ce sera pour nous notre ferme position et le but visé devrait être de tourner les regards encore vers l'intérieur et ce qui est plus loin, là où se trouve le Soi. Cette pratique croissante semble nécessaire, non seulement pour vivre comme on le devrait mais aussi pour servir comme on le devrait. Nous nous échappons à nous-mêmes et, presque toutes les cinq minutes, il nous faut nous rattraper et nous ramener dans la position de celui qui cherche et voit à l'intérieur du mental cérébral.
La seule et unique chose que vous pouvez faire dans les circonstances présentes est de vous tenir fermement dans la position intérieure ‑ le siège placé ni trop bas ni trop haut [Gîtâ, VI,11] et les yeux fixés sur EUX. L'étude et le travail ne sont pas seulement votre salut et votre protection ; il n'y a rien d'autre à faire, sans une mauvaise chute qui vous ferait mal. Ayez bon courage et ne laissez rien vous abattre. Résistez sans résister. Votre milieu particulier vous fournit d'excellentes occasions de développer Vairâgya à l'intérieur et une attitude consciencieuse à l'extérieur. Vous pouvez vous sentir "imparfait" dans votre pratique ; l'êtes-vous vraiment ? Dans quelle mesure ? La perfection n'est pas de ce monde, c'est vrai, mais la persistance est l'aune à employer. Vairâgya dans le mental et dans le cœur, dans les petites affaires de chaque heure, rendra votre Centre Intérieur solide et donc plein de possibilités. Les choses de ce monde sont mortelles et passeront, tandis que nous apprendrons et croîtrons grâce à notre endurance. L'indifférence supérieure, la patience supérieure et le renoncement supérieur sont les voies réelles vers le Soi et, avant que nous l'atteignions, nous rencontrerons les Maîtres.
Il y a un côté lumineux à toute obscurité. Chaque nuit est sombre mais, provenant du jour, elle donne naissance à un autre jour. Si nous pouvions seulement réussir à conserver notre centre de calme dans le mental comme dans le cœur ! Épreuves et tribulations deviennent des aides si seulement nous nous rappelons leur propos dans l'évolution humaine. Non seulement nous sous-estimons les dons de la Nature mais nous ne les reconnaissons pas comme des dons. La connaissance bénie de la Théosophie nous remue intérieurement mais elle se révèle aussi comme une consolation et une grâce apaisante.
Chacun de nous a le cœur enfermé dans une sorte de coquille où il vit, dans un monde qui lui est propre, et souvent il ne connaît pas ce qu'est véritablement le monde extérieur avant que la coquille soit brisée : il peut voir alors le monde réel comme il est, sans aucun voile d'illusion et de tromperie. La connaissance accomplit cela mais ce n'est pas elle qui brise finalement cette coquille. Ce qui y parvient vraiment, c'est l'accumulation de la connaissance et l'aspiration constante à l'utiliser par amour pour l'humanité. C'est là où la dévotion, même pour un petit nombre de gens ou un seul individu, se révèle d'une aide véritable pour l'aspirant. Il y a là une idée importante et réelle, parce que la couche extérieure du corps subtil est très dure, comme le squelette du corps physique ‑ et à moins d'être fendue et brisée pour être ouverte, notre vraie vision plongeant dans les mondes intérieurs ne commence pas à fonctionner.
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[1] [Le texte dit en réalité : "Nous ne sommes pas des "pukka fellows" = des gens pukka. Ce dernier mot, employé 3 fois dans les Lettres des Mahâtmas, semble signifier : vrai, authentique, fiable.]