La plus grande de toutes les guerres[1]
Toutes les brouilles familiales, toutes les luttes de classes, toutes les guerres nationales, toutes les croisades religieuses ne sont que des ramifications et des échos répercutés de l'éternel conflit entre le Soi supérieur et le soi inférieur de l'homme. Pour l'étudiant de l'Occultisme, l'une des premières leçons à comprendre est de réaliser le fait que les batailles dans le monde extérieur ne font que reproduire de façon plus ou moins nette celles qui se livrent au-dedans de nous-mêmes. Le sens et la portée des guerres, petites et grandes, resteront toujours incompris aussi longtemps que cette grande vérité ne sera pas perçue. Les guerres internationales ne se précipiteraient pas si luttes de classes, haines religieuses, préjugés de castes, etc. n'existaient pas dans les nations ; la compétition entre jeunesse et vieillesse, homme et femme, ne trouverait pas place dans une société où seraient conservées des relations familiales d'une nature et d'un type justes et convenables. Finalement, en arrivant à l'individu, nous le voyons en lutte avec ses voisins et ses proches, parce que ses mains sont en guerre contre sa tête, son mental contre son cœur ou son orgueil contre ses principes.
Une bataille est constamment engagée entre notre soi matériel et notre Soi spirituel. Les étudiants en Théosophie s'instruisent de la nature de cette bataille, et ceux qui parmi eux y réfléchissent attentivement acquièrent la connaissance de la force relative des combattants et de leurs sources respectives de recrutement, et de récupération d'énergie, tandis que se poursuit la bataille. Nous savons tous que le triomphe de l'Esprit sur la Matière, de la Sagesse sur l'Ignorance, de l'Amour sur la Haine doit finalement arriver ; mais cette compréhension théorique est de peu d'utilité tant que la haine consume l'amour et attise le feu du désir dans notre propre nature.
Non seulement il y a un combat constant qui se poursuit au-dedans de nous, mais il nous est recommandé de le soutenir jusqu'à ce que la victoire soit gagnée, jusqu'à ce que la Lumière de la Sagesse rayonne de notre cœur, en dissipant les ténèbres de l'ignorance, jusqu'à ce que l'Amour rayonne de notre intelligence sa justice et sa béatitude, en révélant l'harmonie au milieu du chaos. Un cœur éclairé, une tête riche de compassion, sont les marques de l'Homme-Esprit, qui est plus haut, plus grand et plus noble que l'homme bon, au mental intelligent et au cœur plein de sympathie. Il est nécessaire de faire cette distinction entre l'homme bon et l'homme spirituel. En tant qu'apprentis cherchant sincèrement à appliquer les enseignements théosophiques, nous avons laissé derrière nous la vie de vice à proprement parler, et nous faisons une distinction entre elle et la vie supérieure. Nous risquons toutefois de confondre la vie de bonté négative et la vie de l'Esprit. Un Maître a écrit jadis : « Il n'est pas suffisant que vous donniez l'exemple d'une vie pure et vertueuse, et d'un esprit tolérant ; ceci n'est que bonté négative — et ne suffira jamais pour l'état de disciple ». La spiritualité positive est tout autre chose qu'une bonté négative, et lui est bien supérieure.
Nos vertus et nos vices font que nous sommes tour à tour bons et mauvais. L'équilibre permettant leur maîtrise, et leur transformation en facultés de croissance et de service, doit être atteint si l'on veut manifester une spiritualité positive. Exactement comme l'amour humain est plus noble que le désir sensuel et lui est supérieur, et qu'un tel désir constamment nourri de lui-même ne peut devenir amour, ainsi la Spiritualité Divine est d'une qualité plus profonde et plus rare que ne l'est la bonté humaine, laquelle également, simplement accrue, ne donne pas naissance à la Sagesse de l'Esprit. La différence entre bon et mauvais est une différence de genre ; la nature du gouffre qui sépare bonté et spiritualité n'est pas une simple question de degré.
Une claire perception intellectuelle de ce fait est d'un grand secours. Un soldat se sent animé d'un plus grand élan au combat s'il comprend théoriquement la nature essentiellement vicieuse de son ennemi ; il met plus de cœur à combattre s'il assimile cette compréhension. Cette assimilation est un atout merveilleux sans lequel il est presque impossible de gagner la victoire sur notre nature inférieure. La constance et la fermeté, si nécessaires pour soutenir le combat, commencent à naître dans notre cœur. Comprendre notre philosophie avec notre intelligence ne nous apporte pas la vitalité qu'elle nous procure si nous la comprenons avec notre cœur. L'assimilation des enseignements est une expression employée très couramment ; sa signification psychologique n'est pas ressentie aussi généralement. Attachons-nous donc à saisir par le pouvoir du cœur la différence vitale entre l'homme bon et l'homme spirituel.
La lutte entre le bon et le spirituel dans le -monde extérieur est représentée en nous par le conflit des devoirs. Il y a ceux qui font tout leur devoir sans se poser de questions, car en eux le conflit des devoirs ne s'est jamais présenté. Les bonnes gens du monde, bien que dépourvus d'idées sur la croissance de l'âme et le progrès spirituel, saisissent les vérités de la vie mieux que celui dont l'univers personnel est occupé par un conflit des devoirs. C'est seulement alors que se posent les questions embarrassantes : « Que suis-je ? » « Quels sont mes rapports avec les autres ? » Une bonne mère continuera à être invariablement bonne jusqu'à ce que les circonstances l'obligent à considérer la sagesse ou la sottise de son attitude envers son propre enfant, ou la justice ou l'injustice de son attitude envers les enfants des autres. Le conflit des devoirs ouvre une fenêtre sur le monde de l'Esprit.
Trouver et maintenir un équilibre convenable entre des devoirs différents et contradictoires transforme notre bonté en spiritualité. La vie supérieure consiste en un ajustement exact de nos différents devoirs en un Dharma harmonieux permettant ainsi la manifestation de la qualité de notre Ego [l'âme spirituelle]. Toute chose et tous les êtres ont leurs qualités respectives, dont quelques aspects sont devenus évidents, d'autres aspects étant encore à l'état latent. À mesure que les aspects latents de notre qualité se manifestent, ils s'opposent souvent à ceux qui ont déjà trouvé une expression objective. Ainsi naît le conflit des devoirs. Notre dharma — un grand mot sur lequel il est nécessaire de méditer — est la voie de notre devenir. Nous sommes ce que nous sommes en raison de notre dharma ; par l'accomplissement du dharma, nous grandissons, nous devenons différents de ce que nous sommes. Ici se trouve la base de la croissance intérieure — le conflit entre des forces opposées et durables.
Les forces de l'Esprit perdurent. Elles sont supérieures aux forces du mal comme à celles du bien. La lutte contre notre nature inférieure est souvent analysée comme un combat contre des tendances vicieuses. Il n'est pas toujours reconnu que nous souffrons des défauts de nos qualités — et c'est un genre d'obstacle très dur à surmonter parce que, d'une façon générale, nous lui trouvons et fabriquons des excuses. Une mauvaise action caractérisée, nous la condamnons même en nous-mêmes. Si, par tendance karmique ou pour d'autres raisons appartenant au domaine de l'occulte, de mauvaises précipitations ont lieu dans notre vie de tous les jours, nous sommes capables de les reconnaître comme telles. Il nous reste assez de décence pour percevoir que le mal est mal et la mauvaise action mauvaise. Mais il y a des précipitations de vertus exagérées et d'habitudes mal formées, et il est très difficile de voir ces exagérations et ces malformations. C'est en rapport avec elles que survient le conflit de devoirs théosophiques, et le seul pouvoir qui puisse nous éviter de faire fausse route est une compréhension de notre philosophie avec le pouvoir du cœur.
Dans notre ardeur à apprendre les divers aspects de la philosophie, nous oublions parfois qu'il existe une méthode pratique pour entreprendre l'étude elle-même. Sans doute devons-nous posséder la connaissance adéquate de nos principes généraux et de nos propositions fondamentales ; mais cela ne devrait pas nous empêcher d'entreprendre une étude serrée des enseignements théosophiques spécifiques qui constituent des réponses à nos problèmes intimes et personnels. Nous avons une personnalité qui entreprend l'étude des voies de l'Impersonnel ; elle a des tendances que nous désirons détruire ; elle a des modes d'expression que nous désirons changer. Un homme sérieux qui veut vivre la vie spirituelle devrait apprendre à choisir parmi le vaste ensemble de nos enseignements ceux qui, spécifiquement, l'aideront à affronter avec succès ses combats contre son soi inférieur. Tous nos problèmes, qu'ils soient de l'Ego ou de la personnalité, du Soi de l'Esprit ou du soi de matière, ont leurs solutions dans notre philosophie ; les infinies complexités du mental et de la morale y sont traitées et nous devrions chercher avec discernement toutes les indications qui sont des remèdes à nos maux particuliers.
Le soutien d'un combat constant contre notre nature inférieure devrait être un processus scientifique ; chez bon nombre d'entre nous, c'est une affaire de sentiment. Un simple désir de garder le corps en bonne santé ne le rend pas sain, mais une compréhension et une application scientifiques des lois du corps se révèlent efficaces : ainsi en est-il avec la santé psychique et spirituelle. Une étude spéciale à partir de ce point de vue personnel écarte les obstacles que dressent les devoirs contradictoires. Notre nature inférieure est composée de vies d'un degré d'évolution inférieur. Les organismes de notre nature supérieure sont constitués d'intelligences d'un type plus élevé. Chacun s'efforce de manifester le dharma de sa qualité respective, et de là surgit l'éternel conflit.
Notre nature corporelle et sensorielle réclame sa propre vie ; nos sentiments revendiquent bien haut le droit à leur propre expression ; notre mental souffre le supplice de Tantale lorsque nous l'obligeons à se plier et maîtrisons ses envies naturelles. Ces constituants de notre soi inférieur ont leurs propres caractéristiques et entre elles une guerre fait rage comme on peut s'en rendre compte en observant les gens pleins de leur personnalité, mais dépourvus de l'énergie d'origine spirituelle. Lorsque le Feu du Soi Supérieur, avec sa Raison pleine de Compassion, son Intuition source d'Illumination, son Pouvoir de Volonté Créatrice, touche le soi inférieur, une profonde insatisfaction est ressentie. Lorsque l'étude et la pratique de la Théosophie rendent le combat plus farouche, ne nous laissons pas aller à une dépression déroutante ; n'oublions pas les propositions impliquées dans le problème éthique du conflit des Devoirs.
Comment se préparer ?[2]
Pour le travail ou le jeu, pour les affaires comme pour le sport, les hommes se préparent par un entraînement constant. L'étudiant-serviteur de la Théosophie se rend compte aussi qu'il doit se préparer pour croître, et il réalise que la croissance passe par le service. En acquérant cette perception, et en s'appliquant à la pratique, il commet des erreurs. Les chemins de la vie supérieure et le mode de développement intérieur sont tellement différents des méthodes de ce que l'on appelle le progrès moderne qu'invariablement il s'ensuit une perte de temps — la plus coûteuse de toutes les denrées sur n'importe quel marché.
Il est nécessaire de saisir certaines idées qui nous aident dans nos efforts de préparation. La toute première idée est semblable à un miroir dans lequel nous pouvons apprécier la stature de notre nature intérieure en cours de croissance. La vie spirituelle n'est pas une vie de subtil repos, mais d'activité créatrice grandissante qui engendre une joie réelle. Ressentons-nous l'élan de la vie et la satisfaction dans le travail ? En toutes choses et en tous temps, nous sentons-nous enthousiastes d'une façon naturelle, sans nous forcer ? C'est là le test. Nous avons tendance à nous juger d'après la louange ou le blâme que les autres nous adressent ; souvent nous estimons notre travail entièrement à la lumière de la réputation qu'il s'attire ; ce n'est pas là le test. Le développement de l'Esprit manifeste sa force comme lumière dans le mental, et comme repos dans la conscience toujours active. Si nos pensées et nos actions illuminent notre mental, apportent paix et joie à notre cœur, elles sont les expressions naturelles de la lumière intérieure. Le mécontentement provient de l'absence de la béatitude, Ananda, qui est la nature même de Buddhi.
L'affinité existant entre nos natures intérieure et extérieure fournit la seconde des règles que nous devons considérer. La confiance dans le Soi, Âtma, croît avec le reniement de l'égotisme, ahâmkara. Dans ce mot « reniement » est contenue l'une des principales pratiques de la vie de l'âme-guerrier. La vie des sens donne naissance à l'égotisme. Les pouvoirs et les forces du mental sont prostitués pour l'assouvissement du désir dans toutes les relations de la vie. Le lien marital, sacré et bienfaisant, existe entre les pouvoirs du mental et l'Esprit humain, divin par nature. Ce qui arrive dans la société moderne est symptomatique de ce qui a lieu dans la vie de maints étudiants de la Sagesse. L'avilissement de la vie maritale, si courant dans notre civilisation, découle du même archétype qui est à l'origine des divisions dans la vie individuelle, où nous vivons tour à tour la vie animale inférieure et la vie divine supérieure. Entre les deux existe une relation certaine, bien que cachée ou obscure, qui est exprimée dans la seconde règle que nous sommes en train d'examiner.
En nous préparant pour le Sentier de Sainteté, nous devons pratiquer le reniement de l'égotisme-ahâmkara par un constant appel à Âtma, le Dieu intérieur. C'est ainsi que se développe la confiance dans le Soi. Âtma est altruiste, dans le petit homme comme dans le grand univers. Il est partout à cause de sa nature altruiste. Se reposer sur Lui c'est voir sous leur vrai jour les effusions nombreuses et variées de l'âme-ahâmkara, le soi inférieur. La lumière d'Âtma nous rend capables de déterminer les véritables valeurs des différentes parties constituantes du soi inférieur.
La contemplation d'Âtma devient donc nécessaire ; le Cœur pur ne pénètre pas seulement le ciel, mais aussi l'enfer. La descente de Jésus dans les régions inférieures est une version dramatisée des expériences psychologiques que traverse chaque néophyte. Dans la conquête de la chair, dans la sainte croisade, le Jihad du Musulman, le pur altruisme Âtmique qui pénètre le champ de bataille soumet à la fois le bien et le mal, le ciel et l'enfer, et s'élève au-dessus des deux. L'un des éléments des paires d'opposés, le plaisir, est souvent pris à tort pour la Béatitude, pour la même raison que le soi inférieur et ahamkara sont pris pour le Soi supérieur et Âtma. Pour devenir prêt, la lumière d'Âtma qui est Béatitude, l'amour d'Âtma qui est Sagesse, l'œuvre d'Âtma qui est Sacrifice doivent être reconnus comme supérieurs au plaisir, à la connaissance et à l'activité du soi inférieur. Avec cette perception vient la force de « tuer », c'est-à-dire, de régénérer l'homme-animal.
Le pouvoir alchimique de transmutation du métal vil du soi inférieur en l'or du supérieur réside dans le Cœur de l'homme. Cette puissante Shakti (pouvoir) gît paisible et endormie comme un Dragon de Sagesse lové. Ailleurs, dans la constitution humaine, se trouve le serpent venimeux du soi, cet éternel ennemi de tout aspirant à la Sagesse et à l'Altruisme. Mais serpent et Dragon sont de la même espèce, d'où l'injonction : « Sois miséricordieux envers l'ennemi ; prends garde à ses traîtrises ». Soumettre l'inférieur, mais éviter de l'irriter est une tâche exigeant de l'habileté. Les deux caractéristiques nécessaires à cette entreprise sont un sens de l'humour pour les faiblesses du soi inférieur et une vigilance constante à l'égard de ses manœuvres insidieuses.
Dans cette guerre sainte de la régénération, il faut faire appel au pouvoir purificateur de la connaissance. C'est ici que se révèle utile la Théosophie, en tant que corps de connaissance, sûr et infaillible, fondé et érigé par l'expérience accumulée des sages. Tout honnête homme désire améliorer sa vie ; maint enthousiaste se déclare prêt à suivre des règles de conduite qui le mèneront au succès. Mais, en fait, très peu de gens étudient la science de l'âme, même théoriquement, car la loi de confiance en Âtma par le reniement d'ahâmkara les effraie ou les décourage. Ceux qui comprennent l'enseignement intellectuellement retombent souvent dans les anciennes habitudes et méthodes de reniement d'Âtma et de confiance en ahâmkara. Telle est la nature emportée de notre race qu'il n'est pas laissé de temps pour assimiler ce qui est étudié. La génération spontanée du Dragon de Sagesse dans la cavité du Cœur ne peut avoir lieu qu'avec l'écoulement du temps. Si pendant cette période nous sommes troublés par des événements, ou ennuyés jusqu'au dégoût par les choses, nous nous identifions à ces événements et ces choses. « Kala (le temps) seul survit à Yama (la mort) — Âtma (le Soi) est fait de Kala (le temps). »
Pour devenir plus aptes à aider et à instruire les autres, nous devrions utiliser le temps à étudier, et laisser le temps nous utiliser pour le processus d'assimilation. C'est ainsi qu'on atteint le Yoga avec le Temps.
La connaissance, avec l'écoulement du temps, purifiera le soi inférieur pour donner naissance à la compassion grâce à laquelle on peut véritablement aider les autres. La compassion remplace la Connaissance par la Sagesse, donne à toutes les actions un caractère de sacrifice et emplit toute existence de béatitude. Ainsi est atteint le Yoga avec l'Espace.
Par l'étude de la Théosophie nous acquérons la Sagesse ; par la pratique de la Théosophie nous acquérons la Compassion ; ensemble elles permettent d'atteindre et de réaliser la Béatitude de la Vie intérieure. Être plein de béatitude, de compassion, et de discernement — voilà la triade éternelle qui marque la préparation à la vie de Service spirituel. Dans cette tentative, dit l'Enseignement, « Méfie-toi de la sécurité établie : elle mène à la torpeur ou à la suffisance ».